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Littérature américaine - Page 6

  • La lettre d'Anna Blume

    Le voyage d’Anna Blume de Paul Auster paraît en français en 1989 (traduit de l’américain par Patrick Ferragut). Son titre original de 1987 est meilleur : In the country of last things (Au pays des choses dernières, titre adopté dans la collection Babel). 2019, je retrouve Anna Blume, trente ans après. Je me souviens d’avoir déjà pensé alors que « la survie » conviendrait davantage à cette histoire que « le voyage ».

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    Un voyage terrifiant, publié deux ans après La servante écarlate de Margaret Atwood dont je l’ai parfois rapproché en le lisant – vous voilà prévenus. Regardez la couverture choisie par Actes Sud. J’ai failli renoncer après quelques pages, je me suis reproché ma mollesse, j’ai tenu jusqu’au bout. Mon père m’a dit un jour : « Tu vas te bousiller avec ce genre de lecture », j’y ai repensé. Mais l’œuvre de Paul Auster m’accompagne depuis ces années-là. J’ai voulu retrouver pourquoi, quand il est question du grand romancier américain, l’auteur du fabuleux 4321, Le voyage d’Anna Blume est, avec Moon Palace, un des premiers titres qui me viennent en tête – simplement parce que ce sont les premiers que j’ai lus ?

    Voici le début : « Ce sont les dernières choses, a-t-elle écrit. L’une après l’autre elles s’évanouissent et ne reparaissent jamais. Je peux te parler de celles que j’ai vues, de celles qui ne sont plus, mais je crains de ne pas avoir le temps. Tout se passe trop vite, à présent, et je ne peux plus suivre. » Anna Blume a pris le bateau pour aller à la recherche de William, son frère disparu. Dans une ville livrée au chaos, elle écrit à celui qui l’aimait et a tenté de l’en dissuader, prédisant qu’elle ne le trouverait pas : « Peu importe que tu le lises. Peu importe même que je l’envoie – en supposant que cela soit possible. Peut-être cela se ramène-t-il à la chose suivante. Je t’écris parce que tu n’es au courant de rien. Parce que tu es loin de moi et que tu n’es au courant de rien. »

    Dès le début, il y a cette foi ou plutôt ce salut dans l’écriture, cette importance des mots. Même si paradoxalement un passage célèbre, beaucoup plus loin, raconte comment Anna Blume brûle des livres pour se chauffer. La description de la vie dans cette ville est insoutenable. « Une maison se trouve ici et le lendemain elle a disparu. » Les choses s’évanouissent, les êtres humains aussi – de faim, d’une chute, d’une agression : « On a beau dire, la seule chose qui compte est de rester sur ses pieds. »

    Gravats, barricades et rackets, ordures, chaque rue a ses pièges, et « les habitudes sont mortelles. Même si c’est la centième fois, il faut aborder chaque chose comme si on ne l’avait jamais rencontrée. » Les choses disparaissent. « Les gens meurent et les bébés refusent de naître. » Les nouveaux venus sont des proies faciles : vols, escroqueries, coups, expulsions. « On s’extrait du sommeil chaque matin pour se retrouver en face de quelque chose qui est toujours pire que ce qu’on a affronté la veille ; mais, en parlant du monde qui a existé avant qu’on s’endorme, on peut se donner l’illusion que le jour présent n’est qu’une apparition ni plus ni moins réelle que le souvenir de tous les autres jours qu’on trimbale à l’intérieur de soi. » La « petite fille enjouée » n’est plus que « bon sens et froids calculs », décidée à tenir aussi longtemps que possible.

    Dans le monde où elle a débarqué, les « Coureurs » s’entraînent pour se tuer en courant, les « Sauteurs » se jettent dans le vide, les « Cliniques d’euthanasie » proposent plusieurs tarifs, on peut aussi s’inscrire au « Club d’assassinat » si l’on préfère mourir par surprise. Les cadavres sont emmenés aux « Centres de transformation » – il est interdit d’inhumer. Le début du roman est une descente aux enfers, où ne subsiste que cette question : « voir ce qui se passe lorsqu’il n’y a rien, et savoir si nous serons capables d’y survivre. » Anna Blume tâche, pour y arriver, de ne pas céder à la tentation de la mémoire (les souvenirs donnent le cafard), même si elle n’y arrive pas toujours. Le rédacteur en chef lui avait dit que c’était une folie pour une jeune fille de dix-neuf ans « d’aller là-bas », d’autant plus qu’il avait déjà envoyé un autre journaliste à la recherche de William, un certain Samuel Farr dont il lui a donné une photo.

    Un peu d’humanité apparaît dans le récit avec la rencontre d’Isabelle, une vieille femme qui pousse un chariot de supermarché. Anna, qui vit dans la rue, lui vient en aide un jour où elle a failli se faire écraser, puis la raccompagne chez elle. Isabelle s’inquiète pour son mari qui dépend d’elle et ne sort plus de leur appartement. Anna va vivre un certain temps avec eux dans une pièce de trente mètres carrés – le confort après des mois à la belle étoile.

    A partir de là, Anna Blume n’est plus seule. Vous découvrirez, si vous lisez Le voyage d’Anna Blume, comment elle trouve ensuite un autre abri et tisse d’autres liens, à la fois forts et fragiles. Dans cette ville où posséder de bons souliers est vital, il existe encore des gens pour qui la vie n’a pas de sens sans écrire, échanger, secourir, aimer. C’est pourquoi l’héroïne (et non un héros comme habituellement dans les romans de Paul Auster) continue sa longue lettre, en écrivant de plus en plus petit, dans un cahier sauvé du désastre : « Anna Blume, ta vieille amie d’un autre monde. »

  • Plaisanterie

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    « […] enfin venaient les blagues – parce que sous l’épreuve de la mélancolie perpétuelle et la prodigieuse tension pour seulement s’en sortir, il se cache toujours une blague quelque part, le portrait d’un ridicule, un mot cinglant, une plaisanterie qui se bâtit au prix d’une subtile auto-destruction jusqu’à la chute qui fait hurler de rire : « Et voilà à quoi mène la souffrance ! »»

    Philip Roth, L’orgie de Prague in Zuckerman enchaîné (Epilogue)

  • Zuckerman, épilogue

    L’orgie de Prague (1985), l’épilogue du Zuckerman enchaîné de Philip Roth dont je vous entretiens depuis quelque temps, compte moins de cent pages. Publié deux ans après La leçon d’anatomie, il se présente comme « extrait des carnets de Zuckerman ». Voici le début, daté du 11 janvier 1976 à New York :
    « Votre roman, dit-il, est absolument l’un des cinq ou six livres de ma vie.
    - Vous pouvez donner l’assurance à M. Sisovsky, dis-je à sa compagne, qu’il m’a suffisamment flatté.
    - Tu l’as suffisamment flatté, lui dit-elle. »

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    Elle, « la quarantaine, des yeux pâles, de larges pommettes, une chevelure sombre, séparée par une raie sévère – un visage frappant, égaré », toute en noir, se tient au bord du sofa de Zuckerman. Lui, « plus jeune, peut-être de dix ans », une allure d’« exilé ruiné », se dit intéressé par le scandale provoqué par le roman de Zuckerman en Amérique, parce que les Tchèques ont réagi de même à propos du sien – sans vouloir les comparer : « Le vôtre est une œuvre de génie, et le mien n’est rien. »

    Il faudra qu’Eva Kalinova intervienne pour que Zdenek explique pourquoi il a fui la Tchécoslovaquie : « Là du moins je puis être tchèque – mais je ne puis être écrivain. Tandis qu’à l’Ouest, je puis être un écrivain, mais pas un Tchèque. » Zdenek préfère parler d’elle, « la grande actrice tchékhovienne de Prague (…). Après elle, il n’est pas de Nina, pas d’Irina, pas de Macha. » Ils se disputent. Il la dit « poursuivie par des démons juifs », elle qui n’est pas juive du tout, mais a eu le tort de jouer des rôles de juive, aux yeux de l’occupant soviétique et de ses serviteurs. (On est loin, en 1976, du Printemps de Prague. L’année suivante verra la publication de la Charte 77.)

    L’orgie de Prague ferait une bonne pièce de théâtre, les dialogues y occupent la plus grande place. Zuckerman finit par comprendre ce que Zdenek attend de lui. Il voudrait récupérer les récits en yiddish de son père, restés à Prague chez son épouse Olga. Il voudrait publier en Amérique ces nouvelles d’un « écrivain merveilleux et profond » et flatte le point faible de Zuckerman : « Elle vous plairait. Elle a été très belle autrefois, avec de jolies jambes très longues et des yeux de chat gris ».

    Deuxième temps : Nathan Z. est à Prague, le 4 février 1976, il se rend à une réception chez Klenek, un cinéaste ménagé par le régime. Sa maison, connue pour ses orgies – « Moins de liberté, plus de baise » –, est truffée de micros de la police secrète.  Bolotka lui explique « qui est qui et qui aime quoi », jusqu’à ce qu’une grande femme mince aux yeux gris, « des yeux de chat » et un sourire engageant, chuchote à Zuckerman : « Je sais qui vous êtes ».

    Olga prétend que son amant veut la tuer ; les hommes la cherchent tous. Son mari s’est enfui en Amérique avec une belle actrice tchèque et elle vit avec Klenek. Olga demande à Zuckerman s’il compte faire l’amour à quelqu’un à Prague et ne cesse de le provoquer, interrompue par un sexagénaire qui veut absolument qu’elle se montre à un garçon qui l’accompagne, qui n’a jamais vu de femme. Quand elle en revient, Nathan résiste à ses avances et lui propose de déjeuner ensemble le lendemain. Ses lecteurs n’en reviendraient pas.

    Le lendemain, Olga le réveille, elle l’attend dans le hall de l’hôtel et se présente comme sa « future épouse ». Mais un employé de la réception, après s’être excusé auprès de lui en anglais, s’adresse à elle en tchèque : il veut sa carte d’identité ; elle exige qu’il lui parle en anglais aussi pour que Zuckerman comprenne la manière insultante dont on traite les citoyens tchèques. Quand elle apprendra la raison de sa présence, Olga sera furieuse : « Pour qu’il puisse gagner de l’argent sur le dos de son père mort – à New York ? Pour qu’il puisse lui acheter des bijoux à elle, maintenant à New York aussi ? »

    Zuckerman arrivera-t-il à la persuader de lui donner ce qu’il est venu chercher ? Lisez L’orgie de Prague si vous voulez connaître la suite, pleine d’imprévus. Philip Roth y restitue le climat oppressant que subissent les Tchèques dans les années 70, en particulier les intellectuels relégués aux emplois manuels et voués à la débrouille pendant que d’autres collaborent et tirent profit de leur proximité avec le pouvoir. Roth a séjourné à Prague dans ces années-là et a soutenu des dissidents tchèques, il sait comment il y était surveillé.

    Après L’écrivain fantôme, Zuckerman délivré, La leçon d’anatomie, l’épilogue de Zuckerman enchaîné change de contexte, mais les thèmes du premier cycle consacré par Philip Roth à Nathan Zuckerman restent bien présents : la relation père-fils et l’origine juive, l’écriture et la littérature, les femmes et la sexualité, la solitude et les rencontres, la liberté intellectuelle et l’audace.

  • Marié pour...

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    « Le mariage avait été son rempart contre l’extraordinaire source de distraction que constituent les femmes. Il s’était marié pour l’ordre, pour l’intimité, pour l’aspect routinier, régulier, de l’existence monogame ; il s’était marié pour ne plus jamais perdre son temps dans une nouvelle aventure, ne plus jamais devenir fou d’ennui lors d’une soirée ou se retrouver seul le soir au salon après une journée de solitude dans son studio. »

    Philip Roth, La leçon d’anatomie in Zuckerman enchaîné

  • Zuckerman va mal

    L’incipit de La leçon d’anatomie (1985) ne manque pas d’ironie, provocatrice comme toujours chez Philip Roth qui revient pour la troisième fois à son alter ego Nathan Zuckerman. Lisez plutôt : « L’homme malade a besoin de sa mère ; si elle n’est pas là, d’autres femmes peuvent faire l’affaire. Quatre autres femmes faisaient l’affaire pour Zuckerman. Il n’avait jamais eu tant de femmes à la fois, ni tant de médecins, ni d’ailleurs bu tant de vodka, abattu si peu de travail, ou connu un désespoir de proportions aussi cruelles. »

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    L’écrivain scandaleux n’est plus que douleur. Marcher, porter un sac, ouvrir une fenêtre, tout lui demande un terrible effort. Pour lire dans un fauteuil, il porte un col orthopédique censé maintenir l’alignement de ses vertèbres cervicales, ce qui le soulage parfois et l’horripile souvent. Il n’arrive quasi plus à écrire, ni sur la nouvelle machine à écrire électrique qu’on lui a conseillée à la place de sa petite Olivetti ni à la main.

    Quand il n’en peut plus, il s’installe sur un moelleux tapis de jeu pour enfants, étendu de tout son long sur le sol de son studio, avec la tête sur le Roget’s Thesaurus. Là, il donne ses coups de téléphone, suit l’affaire du Watergate à la télévision, reçoit ses visiteurs et les quatre femmes qui se relaient pour lui servir de « secrétaire-confidente-cuisinière-maîtresse de maison-compagne ». Le mariage était un « rempart », mais il a eu « trop d’épouses en trop peu d’années ».

    Ostéopathie, psychanalyse, acupuncture, physiothérapie, Zuckerman a essayé tous les traitements pour sortir de la douleur chronique. Sa souffrance n’est pas si terrible « au regard de toutes les misères du monde », mais il se sent vaincu, à quarante ans, par « une maladie fantôme sans cause, sans nom et intraitable. » Serait-ce, avec la chute de ses cheveux, une punition « pour le portrait d’une famille que tout le pays avait pris pour la sienne, pour le manque de goût qui avait outragé des millions de lecteurs, pour l’impudeur qui avait mis en rage sa propre tribu » ? La douleur lui signifie-t-elle d’abandonner à d’autres l’écriture littéraire et de renoncer à vivre en chambre ?

    Réduit au chômage, « Zuckerman avait perdu son sujet ». Les pensées déprimantes l’envahissent. Depuis trois ans, sa mère « n’est plus », selon la formule de son frère. « Ayant perdu père, mère, et terre natale, il cessait d’être un romancier. Cessant d’être un fils, il cessait d’être écrivain. » Il se souvient du temps passé dans son appartement après sa mort et des choses qui lui parlaient d’elle, du long discours écrit par son frère en une nuit « dans sa chambre d’hôtel avec trois jeunes enfants et une épouse » alors que lui « n’arrivait pas à écrire quand il y avait un chat dans la pièce. »

    « Des trésors de colère refoulée », voilà l’origine du mal d’après le jeune Dr. Felt, qui lui conseille d’ouvrir le feu contre Milton Appel. Après l’avoir considéré comme un jeune prodige, cet Appel, auteur d’une anthologie yiddish, avait revu son jugement après la parution de Carnovsky : « Sans être probablement lui-même totalement antisémite, Zuckerman n’était certainement pas l’ami des juifs : l’affreux animus de Carnovsky suffisait à le prouver. »

    Jenny, Diana, Gloria, Jaga : on découvre peu à peu les femmes qui se succèdent auprès de Nathan Zuckerman et de quelle manière elles s’occupent de lui. Aucune ne pourra le dissuader de suivre l’idée de génie qui lui vient de s’inscrire à l’université, pour devenir médecin, renonçant à la littérature. D’où un voyage en avion mémorable et de non moins mémorables leçons d’anatomie.

    Ce roman de Philip Roth consacré à la douleur physique et à la solitude, à l’impossibilité d’écrire et de vivre sans écrire, à la présence des femmes et au sexe, à la famille et aux juifs de Newark où il a grandi, ces obsessions qui reviennent d’une œuvre à l’autre, continue à explorer avec cet humour singulier qui est le sien, mêlé de chagrin, de colère et de désir, la condition humaine de l’écrivain Zuckerman, qui n’en est pas moins homme.